Le champ et la corde: le texte

Nouvelle parue dans Hopala ! n°14 en juillet 2003.

Voici le texte original, complet :

 

Le champ et la corde

par Martial Caroff

Nouvelle

Janvier 1997

Le corbeau maintient de sa serre la charogne putréfiée tandis que son bec puissant arrache un lambeau puant. Il s’apprête à le déguster, plonge déjà la tête dans les vers, quand un bruit l’oblige soudain à lever les yeux. Une tache rouge - mais sait-il qu’elle est rouge ? - approche au loin, sur la ligne sinueuse qui a la couleur de ses pattes. Il est extrêmement méfiant, le corbeau. Il doit s’en aller. Il savourera plus loin sa pièce de choix. L’oiseau tente de décoller, mais le morceau est trop grand et la terre est gluante, imbibée qu’elle est de flotte, la terre, et aussi de cette humeur noirâtre qui s’écoule du renard mort. Le corbeau s’éboule dans la friche, se cogne dans les ajoncs du talus. Il doit lâcher sa viande. C’est totalement paniqué qu’il reprend son essor. Il saute dans la verdure, s’accroche à une touffe de genêt, rebondit sur le champ délaissé avant de parvenir, enfin, à arracher du sol son corps métallisé. Il étale à présent ses larges ailes digitées au-dessus des noisetiers. Il se rassure. Il fait de grands cercles. Un dernier regard vers le repas perdu, un furieux croassement à l’intention du bruyant intrus, puis le corbeau s’éloigne vers les nuages lourds, gris, des nuages d’après la pluie, des nuages d’avant la neige.

Dans la Clio rouge, Nolwenn n’a rien capté de cette petite tragédie. En revanche, le champ, elle peut le contempler tout à son aise car le conducteur ralentit à son approche.

- C’est là qu’il a fait son dernier labour, dit-il à sa compagne.

Nolwenn hoche la tête en silence. Le champ est en piteux état : repousses de colza, ajoncs bavant depuis les talus, tapis d’herbe troué laissant par endroits apparaître des écorchures de terre nue. Sur l’une d’elles, la fille devine les restes décomposés de ce qui fut un renard.

- Accélère, Guillaume ! dit-elle, plutôt mal à l’aise.

Dans la bagnole, s’égrènent les paroles d’un truc pas trop à la mode :

Dans le désordre de ton cul

Poissé dans les draps d’aube fine

Je voyais un vitrail de plus

Et toi fille verte mon... Clic !

- Pourquoi tu coupes la radio, chérie, t’aimes plus Ferré ?

- Si, si, mais... pas maintenant !

Plus qu’un virage et apparaît l’entrée de la ferme, grande structure allongée perpendiculairement à la route. Le véhicule se faufile entre un grand chêne et un petit bâtiment décrépit, puis il tourne à droite, longe la bâtisse qui s’avère être une crèche, traverse une cour gravillonnée, pour finalement se garer devant une citerne recueillant l’eau depuis la gouttière d’une vieille grange aux lattes disjointes.

Guillaume sort le premier. Il est vêtu d’un jean et d’une veste de daim, chaussé de bottines aux éclats dorés. Son visage avenant est agrémenté d’yeux à la menthe et rehaussé d’un anneau à l’oreille. Mais il est aussi doté d’un front que d’aucuns pourraient qualifier de fuyant, sous une courte chevelure à la très artificielle teinte blonde.

C’est maintenant au tour de Nolwenn de faire grincer la portière. Nolwenn*, elle est belle comme le sont les filles dans les rêves des mecs : presque pas possible. Brunette à la coiffure spirale et aux jambes fusées, elle est habillée simple et juste. Lumineuse, dans un ensemble bleu et jaune. Elle est aussi étudiante en histoire, de même que son copain d’ailleurs.

Mais l’Histoire, c’est avant tout des histoires, comme celle qui a incité la fille à venir près de la bouche noire de cette grange à présent abandonnée. Abandonnée des vivants, je veux dire. Le jour où Guillaume a évoqué devant elle la mort de son oncle, elle a voulu en connaître plus, voir les lieux, s’en empreindre. Lui, il ne voulait pas. Elle a dû insister.

Ils entrent dans le grand bâtiment. Il occupe l’une des extrémités de la ferme. Le toit claque des tôles dans le froid, sous le vent qui s’engouffre aussi par les trous, tourbillonne ici et là, soulevant des gerbes de souvenirs là où il n’y a plus rien que des souvenirs. Une botte de foin pourrit dans un coin, un tas de bois dans un autre. Au milieu de la grange trône un John Deere vert des années soixante-dix, avec encore sa charrue terreuse au cul. La casquette sur le siège, c’est la couronne.

- Qu’aurait-il pu faire avec un fossile pareil ? commente Guillaume en caressant la carcasse écaillée du dinosaure. A l’heure actuelle, tous les terriens ont leurs monstres à quatre roues motrices, radio, clim et direction assistée. L’était pas dans l’coup, le tonton.

- Mais tu l’aimais bien quand même, n’est-ce pas ?

Il ne sait pas pourquoi elle lui demande ça. Préfère ne pas répondre. Pourtant oui, il l’aimait bien, son tonton. Il ne le voyait certes pas souvent, mais il l’aimait bien. A vrai dire, il ne le voyait presque jamais, mais il aurait aimé mieux le connaître.

Nolwenn saisit la casquette, la retourne, puis la repose à sa place, sur le disque de cuir noir dessiné dans la poussière du siège. Avant de partir, elle ferme les yeux pour mieux se remplir de l’odeur de paille qui volette encore, si longtemps après l’enlèvement de la dernière hampe. Sacrément tenace, cet arôme. Et si plein d’autres choses que de molécules...

Elle est dans la cour, maintenant. Son compagnon la suit en trimbalant un regard peu inspiré sur les ruines des anciens clapiers qui barrent l’aire à main droite. Une dernière porte de fer pendouille sur le dernier gond de la collection, grinçant sa fierté d’être toujours en poste, heureuse d’avoir su négocier quelques années de répit au temps et au vent qui passent, passeront et repasseront encore devant elle et la cage qui est derrière, avec dedans, un fumier presque éternel.

La cour s’étrangle ensuite entre la vieille crèche de tout à l’heure et la maison de feu les parents. Un puits devant la maison, avec encore la crête bleue de sa pompe à main. Nolwenn fait jouer le mécanisme pour la première fois depuis... Mais il n’y a plus d’eau dans le puits. Non, c’est pas ça, c’est le système qui est H.S. Car dans le puits, il y a bien de l’eau, ça pue, ça sent l’eau corrompue au-dessus du puits. De toute façon, ici, il y a de l’eau partout. Même pas besoin de puits.

La maison des vieux parents est carrée, en pierre et ardoises, percée de toutes petites embrasures comme pour cacher son intimité. Plus de porte, plus de fenêtre, rien que des trous noirs qui la métamorphosent en tête de mort, comme on en trouve dans les récits d’aventure pour les enfants, avec des pirates et un trésor dans le rocher en forme de tête de mort, justement, et qu’il faut même passer par les orbites pour aller le chercher...

- Il y a peut-être un trésor dans la maison, marmonne Nolwenn.

- T’inquiète ! Toutes les caches possibles ont été visitées, tu penses ! On est pas fous dans la famille !

- C’est ton oncle qui...

- Non, mon père. Mais je te vois venir avec ta morale à quatre sous. Faut rien y voir de mal, Nolwenn, c’est normal ! Les vioques étaient de sinistres pingres qui ont pourri leur enfance, à mon père et à mon oncle ! Tu parles que le dab s’est précipité à leur mort pour tout remuer dans la piaule ! Mais que dalle ! Les Picsou ont dû enterrer le magot quelque part dans la propriété. L’oncle, lui, il a jamais rien entravé aux histoires de fric. L’a jamais su comment ça se gagnait, le fric, n’en a jamais cherché derrière les pierres. J’dis pas qu’il s’en foutait mais... Je crois qu’il comprenait pas bien.

Nolwenn hoche la tête. Elle saisit. Il l’enlace. Ils continuent. Ils marchent sur un spongieux tapis de feuilles, ancienne frondaison des deux chênes majuscules qui entremêlent leurs doigts décharnés au-dessus de leurs têtes pour former une impressionnante voûte naturelle.

Mais les branches en zigzag n’en finissent pas de se chercher, il n’y a pas d’oiseau, c’est en vérité un buisson de squelettes avec à l’arrière-plan le gris bleu du ciel, funèbre à pleurer.

- Quel sinistre décor ! chuchote Guillaume. Pas étonnant que l’oncle ait disjoncté dans un environnement pareil !

Il serre sa compagne encore plus fortement, il glisse ses mains sous son pull, pas pour la peloter, simplement parce que sa peau est chaude.

Le couple aborde maintenant la seconde cour, bitumée celle-là, au centre de laquelle rouille une charrue du début du siècle. C’est pour l’ornementation, mais c’est aussi un hommage aux mânes des ancêtres, même si ceux-ci n’ont pas toujours été très commodes.

La maison neuve est à droite. Une petite maison dressée sur le même plan carré que celle qui se trouve quelques dizaines de mètres plus haut. Elle a vingt ans d’âge à vue de nez. Ce n’est pas une tête de mort, cette fois, parce que s’y observent des paupières à lamelles, une bouche de chêne close, une chair de peinture blanche. C’est une tête qui dort.

- T’as la clé, Guillaume ?

- Tu veux vraiment entrer ?

Nolwenn le veut, c’est sûr. Elle caresse du dos de la main le début de barbe encore duveteux de son ami, jusqu’à ce qu’il se décide à engager l’objet dans la serrure.

Le battant pivote lentement. La lumière de l’entrebâillement permet aux deux intrus d’identifier une vaste salle à manger, prolongée par un coin cuisine, là-bas, tout au fond, dans l’ombre. Une longue table de ferme centrale guide les pâles extensions de la clarté du jour vers la fenêtre de derrière, aux volets clos. Elle est bordée d’un banc à dossier et de trois chaises paillées. Contre le mur se devine un buffet Henri II, vous savez, ces sombres bahuts à colonnes torsadées grouillant de personnages à fraises et pompons en haut-relief, parfois même en ronde-bosse... Rustique holographie pour apprendre un bout d’histoire en sirotant la mirabelle du soir.

Nolwenn ouvre les volets. Guillaume s’installe sur le banc. Il étale ses paumes sur le plateau de la table. L’accroissement de l’intensité lumineuse ne rend pas la pièce plus gaie, il l’ancre simplement dans la réalité. La fille s’adosse au mur près de la fenêtre.

- Que s’est-il passé exactement ? demande-t-elle.

Son ami lève la tête vers la silhouette estompée dans l’ombre près du rectangle de jour. Il hausse les épaules.

- Tu sais, c’est l’histoire classique du paysan à l’ancienne écrasé par la modernité. Un matériel d’exploitation qui vieillit, pas les bons investissements au bon moment, la suite, ben, c’est l’endettement parce qu’il faut continuer à payer les semences et les engrais, puis le surendettement l’année où la récolte pourrit sur pied à cause d’une pluie trop abondante... Et le gars, il sait pas très bien remplir les formulaires pour les assurances, il connaît pas non plus les combines pour ouvrir le robinet aux subventions. Si t’ajoutes à ça que les femmes, ici, c’est une denrée rarissime et plutôt volatile, eh ben le total, c’est que le tonton, il n’a plus d’autre choix que celui des armes, pour en finir avec toute cette merde. Il a opté pour la corde.

Guillaume se lève et montre la table d’un geste ample des deux mains.

- Il paraît que ceux qui l’ont découvert ont trouvé là tous ses papiers. Il y avait ses factures, ses reconnaissances de dettes, les relevés de comptes, l’ensemble impeccablement classé. Il est parti après avoir mis ses affaires en ordre, à l’antique.

- Il avait quel âge ?

- Quarante-six ans.

- Quand s’est-il pendu ?

- Vers la mi-octobre.

- Et on l’a découvert... ?

- Trois semaines après. Un représentant qui s’est inquiété de l’odeur.

- Diable ! Il était plutôt solitaire, si je comprends bien...

- Plutôt, oui ! Il avait coupé tous les ponts avec le voisinage et j’ai entendu dire qu’il n’allait jamais plus d’une fois par semaine au bourg. Un ours désespéré, voilà ce qu’il était devenu.

Ils continuent leur progression. Franchissent une porte qui mène à un couloir où ils doivent tâtonner jusqu’à trouver l’entrée d’une nouvelle pièce. Ils poussent le battant. On n’y voit goutte, ça sent le vieux papier. Nolwenn se dirige une fois encore vers les volets pour suppléer la lumière électrique, coupée depuis longtemps, par celle du jour finissant.

C’est dans cet éclairage tamisé des limbes hivernaux que se dévoilent aux deux indiscrets les contours d’un petit lit, parfaitement bordé, à la tête duquel une manière de cosy présente son étagère couverte de livres de la “Bibliothèque Rose” et “Verte” rangés par séries. Ils devinent aussi une malle à jouets et des albums de BD soigneusement empilés à même le sol. Contre les murs qui se font face, deux grandes affiches sont disposées l’une parfaitement en regard de l’autre : d’un côté, il y a un dessin de Xavier de Langlais figurant un dragon ailé cracheur de feu sur un écu sable et argent, de l’autre, la reproduction du tableau d’Evariste Luminais : “La Fuite du roi Gradlon”.

- T’as vu ça, Guillaume ? Il y a là en vis-à-vis un élément du cycle arthurien et la représentation de la submersion de la ville d’Ys, les deux plus puissantes légendes du pays. Tu ne trouves pas ça étonnant, toi ?

- Bof ! Moi, ce qui m’épate, c’est qu’on est dans une chambre de gosse ! Y’a jamais eu d’enfant ici ! Mon oncle a passé sa jeunesse dans la vieille bicoque qu’on a longée tout à l’heure, celle-ci n’était pas encore construite à l’époque.

Le visage de Nolwenn s’éclaire d’un grand sourire...

- Alors, ça veut dire qu’il a méticuleusement reconstitué sa chambrette d’enfance dans sa nouvelle maison !

...Qu’elle fait progressivement évoluer en mystérieuse mimique. Elle ajoute :

- J’aurais vachement aimé le connaître, ton oncle !

Le jour baisse, ils n’ont pas de lampes, ils doivent se dépêcher car la fille ne veut pas repartir sans avoir visité la chambre du paysan à l’étage, là où il s’est donné la mort. Guillaume est déjà dans l’escalier, pressé d’en finir, mais ça ne suit pas derrière.

- Nolwenn ! s’énerve-t-il. T’es où, bon dieu ?

La voix du type se lézarde un peu. Il ne comprend pas ce qui motive sa compagne. Lui commence à trouver ce pèlerinage franchement malsain.

- Viens voir !

La voix provient de derrière une autre porte entrouverte sur le même couloir. Quand Guillaume la pousse, elle grince légèrement. Une odeur de passé flotte dans l’atmosphère confinée. Le jeune homme peine à distinguer la silhouette de sa compagne, de nouveau dans l’ombre près de la fenêtre dont elle vient d’ouvrir les contrevents. La fille disparaît à demi derrière un énorme lit de cuivre recouvert d’épais édredons, aux quatre colonnes surmontées de boules dorées. Pour veiller sur ce meuble à jamais somnolent, une armoire de châtaignier se tient debout raide comme la justice des morts, celle qui ne se trompe jamais.

Et puis surtout, il y a ces innombrables photos qui tapissent les murs, grandes et petites, encadrées ou non, noir et blanc ou sépia. Des photos du père, moins souvent de la mère, des photos de la famille aux infinies ramifications, pauvres bougres si tétanisés par la peur de vivre dans la mémoire des hommes que leur âme s’est comme recroquevillée au fond d’eux-mêmes à l’instant de la fixation et qu’ils n’ont fait entrer dans la postérité que des images de momies.

- Il a aussi reconstitué la chambre des vieux, marmotte Guillaume, plutôt décontenancé par ce qu’il découvre.

Mais déjà Nolwenn le prend par le coude et le fait prestement grimper l’escalier. Elle est impatiente tout à coup. Elle veut pour parfaire son exploration profiter des derniers grains de lumière passés au crible des nuages.

Ils sont maintenant dans la chambre du suicidé. La pièce est mansardée. Derrière la tabatière se déposent les premiers flocons lâchés par les nimbo-stratus. L’ameublement est dépouillé au possible : il y a un lit disposé au centre de la chambre, là où le plafond est le plus haut, une petite armoire contre le mur en face de l’entrée et une chaise. Une petite table fait office de chevet. Dessus, un livre, un seul, à la couverture ornée d’une tête de mort rigolarde.

- “La Légende de la Mort” d’Anatole Le Braz, lit Nolwenn en le saisissant.

Le bouquin est marqué par un usage intensif. Il lui picote les doigts. Ce n’est pas une sensation désagréable, mais elle préfère tout de même le reposer.

Guillaume n’est pas bien. L’atmosphère lui semble être imprégnée d’un relent douceâtre et écoeurant, comme si les miasmes pestilentiels n’étaient pas encore résolus. Il examine sa compagne, qui ne paraît pas partager sa répugnance. Elle observe le plafond d’un air radieux. Il suit son regard pour découvrir un énorme crochet fixé à une poutre exactement dans le prolongement du lit...

Cette fois, c’en est trop ! Il n’en peut plus. Il fait un pas pour s’enfuir mais une main le retient. Il se retourne, s’apprêtant à faire face à la tête édentée de la Mort, mais c’est le visage lumineux de Nolwenn que rencontre son regard. Elle tente de le rassurer en lui soufflant des mots à l’oreille...

Trop tard !

Guillaume sait qu’il vient de la perdre et que jamais il ne saura retrouver le chemin.

Il s’arrache de la douce préhension, dévale l’escalier en pleurnichant comme un gosse.

 

Octobre 1996

L’homme coupa le moteur. Un bout de silence, puis le retour progressif des sons. L’homme reconnut en particulier les “tsip-tsap” répétés sans relâche du pouillot véloce, derniers éclats sonores avant le périlleux départ pour l’hivernage, “tsip-tsap” probablement lâchés pour rendre hommage à l’excellence de son travail. Car c’était du sacré bon boulot qu’il avait fait, l’homme ! Il pivota sur son siège afin d’admirer le remarquable ordonnancement des sillons qu’il venait de tracer. La terre avait été fendue avec un art consommé, pas une ligne qui ondulât, pas une motte qui ne fût à sa place.

C’était beau.

L’homme saisit la bouteille de gnôle qui dormait sous son siège, en pompa une lampée pour se nettoyer la tête, faire place nette ! C’était son starter onirique, le lambic ! Et en effet, dès que son regard fut recalé sur le champ strié, l’homme put y voir des choses merveilleuses.

D’abord, il eut la vision de sexes féminins étirés jusqu’à l’impossible, une mer cressonnière qui l’engloutissait tout entier, tracteur, corps et âme. L’homme n’osa pas descendre pour toucher, de peur de salir. Ensuite, la mer se mit à moutonner, ses vaguelettes clapotèrent contre la coque et les socs. Puis le bercement s’accentua jusqu’à le renverser sur son siège et aussitôt ses yeux furent inondés par les eaux d’une mer subitement étale, avec un soleil au milieu.

Il resta longtemps ainsi, étendu sur son siège, au centre du champ. Quand il émergea, après qu’il eut constaté que la terre était ferme et se fut souvenu que son bateau avait des roues, il en fit lentement le tour, de son champ, à pied. Il passa sous les hêtres, puis sous les noisetiers, se rappela le goût si singulier de la noisette fraîche. Le sol était tavelé de miettes de soleil roux que l’automne filtrait à travers le feuillage des coudriers. Quant aux criblures de lumière, elles restaient piégées tout là-haut, dans les frondaisons qu’elles teintaient de bronze. L’homme faisait craquer le sol, il longeait les buissons d’épines pour se faire caresser, sniffait à longs traits les senteurs enivrantes de l’été indien, celles que dealait la Nature en se putréfiant.

Puis il remonta sur son tracteur et quitta le champ en suivant scrupuleusement les sillons. Une fois sur la route, il stoppa pour contempler une dernière fois la crête des vagues nimbée de lumière en sang et repartit enfin à petite vitesse.

Il franchit lentement l’entrée de la ferme, tourna à droite, pénétra dans la grange, se gara à l’endroit accoutumé, arrêta le moulin, se pencha pour récupérer la bouteille, puis il se leva et déposa soigneusement sa casquette sur le siège qu’il venait de quitter, tout ça comme d’habitude. Une fois à terre, adossé contre la grande roue, il se mit à l’écoute du grésillement du papier autour de la clope qu’il entreprenait de rouler.

“La cigarette du condamné” songea-t-il. Cela le fit sourire.

Tous ces gestes-là et ceux qui viendraient après, il les savourerait jusqu’au dernier mouvement. Il savait qu’il n’aurait bientôt plus l’occasion d’en faire, alors, il voulait graver son âme au poinçon de ses dernières actions pour en emporter avec lui une empreinte dans l’éternité.

Autour de lui, tout n’était que silence et douce chaleur. Des poussières voltigeaient dans les rais de soleil taillés par les échancrures murales. L’arôme des anciennes moissons lui hérissait le poil, c’était presque sexuel. Depuis longtemps, l’homme ne savait plus faire l’amour qu’avec les petites choses qui l’entouraient, les arbustes, les pollens, les odeurs. Et il emportait tout ça avec lui le soir dans son pieu pour se palucher en se représentant des silhouettes effeuillées de femmes aux cuisses fichées dans la terre de son champ, pleines de sève, fleurant l’humus.

Il écrasa sa sèche dans une motte de terre scotchée à la roue. Il se leva et sortit sans se retourner.

Le gravier crissait sous ses bottes. L’homme crut entendre des lapins taper du pied dans les clapiers, mais ce n’était que son coeur qui s’emballait un peu. L’émotion. Arrivé au puits, il ramassa un petit caillou qu’il balança à l’intérieur. Et se mit incontinent à compter le plus vite possible jusqu’au “floc” fatal. Douze ! Pas mal ! Mais il avait déjà fait mieux dans sa jeunesse.

La maison de ses parents, il ne la regarda pas. Il ne voulait pas se souiller la tête en y mettant des trucs désagréables. S’il est vrai qu’on n’a pas de temps à perdre dans la vie, ça l’est encore plus à l’approche de la mort. L’homme ne voulait plus se soucier que des choses utiles : les odeurs, le rouge des feuilles, le bleu du ciel, les odeurs, le marron de la terre, les odeurs...

Il plaça son nez au-dessus du puits.

L’homme stationnait à présent devant la voûte des chênes. Les feuillages emmêlés faisaient deux têtes de clown se chuchotant des cochonneries à l’oreille. Il se glissa sous la feuillée pour écouter, mais aussitôt le silence se fit. Pas grave ! Les secrets les plus beaux ne sont pas ceux qui se partagent, ce sont ceux qui se laissent deviner. Un petit vent se leva. Pas grand-chose, d’abord. Juste assez pour persuader l’homme que la chuchoterie avait repris et aussi pour mettre en mouvement sur le sol les chaussures mouchetées des artistes. Puis le vent forcit. Alors, tout se mit à danser, le soleil loin derrière les feuilles, les feuilles, l’homme lui-même, l’ombre, le couple de la terre et de la mer là-bas dans le champ, celui de la vie et de la mort et aussi le Mystère qui se trouve étroitement comprimé entre la vie et la mort quand ils dansent, tout ça et le reste du monde se mirent à onduler.

Stop !

Une gorgée de gnôle et il retourna au soleil.

La cour asphaltée accueillit l’étape suivante de sa marche vers la mort. Rien à dire tant le trajet fut bref. L’homme se retourna tout de même avant d’entrer dans sa maison, mais ce fut l’horizon qu’il regarda, pas la cour.

L’heure qui suivit fut consacrée à la mise en ordre de ses papiers, qu’il déposa en piles sur la grande table. S’il exhibait comme ça ses dettes et sa ruine, ce n’était ni pour se faire plaindre à titre posthume, ni en vue d’expliquer l’acte qu’il s’apprêtait à commettre, ni dans le but d’accuser qui que ce fût. Il rangeait simplement son coin de planète avant de partir en voyage.

Bien que rien ne semblât pouvoir perturber la sérénité de l’homme, il la perdit néanmoins à deux reprises.

La première fois, ce fut dans la chambre de l’enfance. Pas tout de suite en y entrant, car il commença par considérer les deux affiches et ce qui s’y trouvait représenté affermit plutôt sa tranquillité d’esprit. Sa fertile imagination reliait dans un cycle tout personnel le serpent-dragon cracheur de feu et la princesse réprouvée engloutie par les flots surnaturels : le serpent est destructeur, la femme est destructrice, mais soumise au Diable, elle est aussi victime et devient serpent quand elle devient sirène, serpent destructeur... Il y avait là un condensé de la plupart des fantasmes qui l’agitaient depuis son enfance : la femme, la mer, la mort comme un passage et le serpent glissant entre tout ça, tel un insaisissable intermédiaire, une frontière. L’ensemble formait un cercle cohérent, presque rationnel. Rassurant en un mot.

Ce fut lorsqu’il baissa les yeux sur ses reliques d’enfance qu’une violente émotion l’assaillit. Une intense bouffée de vieilles odeurs, de vieilles couleurs, de vieilles saveurs qui l’accrochait comme ça brutalement au passé, à la vue de ces bouquins et de ces quelques jouets qu’il allait pourtant voir presque tous les jours.

Lui qui se croyait prêt à larguer toutes les amarres ! C’était quand il avait compris qu’on ne tarderait pas à le chasser de chez lui qu’il avait décidé de choisir lui-même le moment de son départ. Il s’y préparait depuis longtemps pour que tout ne fût que plénitude. Il ne voulait pas de regret post mortem.

Son enfance étant déjà bien morte, il aurait dû lui être aussi facile de s’en détacher que du reste. Eh bien non ! La crise de larme devant la confiserie, son plus beau cadeau de Noël, le chagrin devant le chat mort, le conte lu le soir sous la lucarne battue de pluie, tous ces souvenirs qu’il croyait fossilisés se mettaient soudain à courir sous sa peau, tandis que l’énorme regret de ne plus jamais pouvoir les revivre lui tordait les tripes.

Maudites illusions !

Eût-il dû vivre encore cent ans, il ne les aurait plus connues, ces sensations ! Il aurait seulement eu droit à la répétition saccadée d’émotions tronquées, d’autant plus pesantes qu’il lui aurait été nécessaire de s’en débarrasser pour aller plus loin. Ou plus haut...

Il referma brutalement la porte. L’enfance était morte, déjà morte, plus rien à faire ! Terminé ! Qu’elle allât se faire foutre au pays des coquilles vides !

Le front de l’homme était moite. Il avançait déjà les doigts vers la poignée de l’autre porte, celle donnant sur la vieillesse. Peut-être pourrait-il y retrouver le calme ? Non, il rappela sa main. La vieillesse ne serait jamais pour lui.

Il préféra attendre un moment dans l’obscurité avant de monter l’escalier. C’était bien calculé car il sut faire revenir peu à peu la sérénité par petites vaguelettes, il avait le truc pour ça, depuis le temps qu’il s’y exerçait.

Et dès qu’il fut dans sa chambre, plus aucune interférence émotionnelle, retour complet à sa normalité.

La pièce était aussi sobre que sa vie depuis qu’il avait quitté les frivolités de l’enfance. Une chaise, un lit couvert d’une étoffe sans couleur, une armoire fondue dans le lointain crépusculaire, une table et son livre. Il saisit ce dernier et s’approcha de la tabatière pour en lire un extrait à la lueur du couchant.

“Avant d’arriver au ciel, ânonna-t-il, il faut franchir trois rangs de nuages : le premier rang est noir, le second rang est gris, le troisième rang est blanc comme neige.”

L’homme leva les yeux pour voir ce qui l’attendait. Il n’y avait que trois nuages au-dessus de sa tête, vapeurs mourantes percées par les lances du soleil finissant. Le premier était sombre et avait la forme d’une barque. Le second, argenté, était presque rectangulaire comme une porte. Le troisième ressemblait à une clé de platine, même si les dents du panneton étaient infiniment allongées et faisaient des spirales dans le ciel.

Tout était bien. Il tapota sur son bouquin avant de le reposer. C’était un bon ouvrage qui ne l’avait jamais trahi.

L’homme ôta ses pantoufles, s’allongea sur le lit dans l’obscurité qui se faisait de plus en plus profonde. Il tendit le bras droit afin de saisir un interrupteur, qu’il actionna. Deux faisceaux lumineux jaillirent aussitôt depuis des spots fixés au plafond, pour se croiser précisément au niveau de la corde appendue au crochet devant lui. Leur chemin continuait ensuite jusqu’au mur du fond, sur lequel le dessin dédoublé de la boucle, du noeud et de la vrille des torons faisait un décor prodigieux.

Tous les soirs depuis un an, il s’était endormi avec sous les yeux ce tableau en ombre et lumière. Tous les soirs, il s’était passé en songe la tête dans la boucle avant de s’évader dans le sommeil de la même façon qu’il fuirait bientôt dans la mort. Et l’avait ressortie chaque matin pour aller travailler.

L’essentiel de ses journées s’était déroulé dans son champ favori, là où la terre recouvrait un cosmos de voyages fabuleux. Ce lopin-là était celui qu’il préférait depuis toujours, il en avait fait progressivement l’entrée de son univers et une sortie vers l’imaginaire. Les rares fois qu’il avait dû travailler dans d’autres parcelles durant cette dernière année, il n’avait jamais manqué de passer dans son champ avant de s’en retourner chez lui.

Cette étendue du champ à la corde et de la corde au champ était peu à peu devenue son monde, à l’homme, un système presque clos, borné par deux portes, confinant non pas toute sa vie, mais la part matérielle qui s’y rattachait.

Un dernier soupir et il entreprit de se lever. Mais en se levant, il se prit le bras dans le fil électrique qui alimentait les spots et le débrancha. Le noir qui s’ensuivit fut la cause de son second désarroi après celui qu’il avait connu dans la chambre de l’enfance. Ce fut même un début de panique. Il était prêt à mourir, mais pas dans le noir ! Il tâtonna donc pour trouver l’interrupteur général, alluma, brancha de nouveau le fil, puis éteignit l’éclairage principal.

Il voulait ses deux projecteurs, pas autre chose !

Une fois le calme revenu sous son crâne et dans sa poitrine, il installa la chaise sous la corde, y grimpa, glissa son cou dans la boucle. Il se tourna vers le mur face aux ombres de la hart augmentées des siennes. Et repassa dans sa tête tous les événements de la journée, fictifs ou réels, puis ceux de sa vie, à grande vitesse, pas seulement les visions, aussi le brouet des sons et des odeurs.

Le défilement ralentit graduellement.

Lorsqu’il n’y eut plus que l’image du ciel vu de son champ, du pied, il poussa la chaise et la porte s’ouvrit.

Il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien

compris que la privation de la vie n’est pas un mal.

Montaigne

Fin

9 septembre 2001