Partie historique: l'intégrale

Alors là, c'est compliqué...

Dans la toute première version d'Ys en automne que j'avais soumise, il y avait une longue partie "historique" qui courait parallèlement à l'histoire policière principale. Un prologue, trois éléments en fin de première, seconde et troisième parties, puis un épilogue. Comme l'idée-force des Quatre saisons - devenues ensuite Cinq saisons - était de raconter l'histoire de la ville d'Ys reconstruite via des enquêtes policières (pas tout à fait contemporaines : il y avait une très légère anticipation de un à deux ans par rapport à la date d'écriture), il me paraissait important de commencer le cycle en narrant ce qui s'était passé juste après la fameuse submersion, que j'ai située en octobre 501. Proposer ainsi une transition avec la légende, c'était une manière d'enraciner la tétralogie, tout en lançant des passerelles avec les intrigues policières. J'avais même réalisé une figure reconstituant le périple de Gradlon et de Guénolé entre la ville d'Ys, qui venait de disparaître, et l'abbaye de Landévennec de l'époque. Je comptais la placer juste avant l'épilogue. Pour des raisons éditoriales, j'ai dû raccourcir cette partie historique et la restructurer. Du coup, il n'en est resté qu'un long prologue et un épilogue. Et la figure, sur laquelle étaient inscrites toutes les étapes de ce fameux retour à l'abbaye, n'a pas pu être intégrée puisque certaines de ces étapes avaient été supprimées. Cette partie historique a été complétée dans le prologue d'Ys en hiver par une scène se passant en décembre 501.

Dans la logique de la tétralogie, ce texte est censé avoir été écrit par l'un de mes personnages, le professeur Daoudal (qui deviendra l'une des victimes d'Ys en hiver). L'universitaire aurait ainsi publié sous la forme d'un roman, intitulé Ys ressuscitée, le résultat de ses recherches historiques sur la ville.

J'avais dit que c'était compliqué...

Voilà ! Ci-dessous, cadeau : la version intégrale, figure comprise, avec notes et clefs de lecture inédites ! Ce texte peut être lu indépendamment des romans.

 

Extraits de Ys ressuscitée

par

le professeur Daoudal

 

Version intégrale (1)

Octobre 501

 

Lustration

(Prologue de "Ys en automne")

C’était jour de tempête. Des vagues géantes s’accouplaient dans le tonnerre de Dieu. D’innombrables fulgurations produisaient continûment des êtres tordus et vicieux sous les huées des vents réprobateurs. Les masses liquides, façonnées en rouleaux, cascadaient sur la ville brisée, charriant palais, colonnades, citoyens et icônes païennes. Dans ce capharnaüm de fin d’un monde, un cheval noir, dont la tête chenue par l’écume seule apparaissait, portait un homme et une femme. Ou plutôt ce qui avait été une femme et qui n’était plus qu’une créature de transition, folle de tout, criant aussi fort que le vent, la mer et la pluie. Elle était nue. Elle s’agrippait au cou puissant du plus puissant roi de cette fin de terre. Cet étrange équipage hippique s’approchait lentement, à la manière d’un antique gyroscope, de l’anse salvatrice, poursuivi par un océan de colère de Dieu. Et là, sur le rocher, hiératique, se dressait le serviteur de cette colère. C’était un encore presque jeune homme tout de chèvre vêtu, qui tenait à la main un grand bâton. La moitié antérieure de son crâne était entièrement rasée tandis que dans la partie postérieure s’enracinaient de longs cheveux blonds qui se donnaient au vent. Sa voix gronda soudain plus fort que les éléments :

- A ureenhin (2), si la vie t’importe, fais que disparaisse dans les flots le démon qui s’accroche à toi !

A ces paroles, l’océan avide tendit les bras vers la proie désignée. Mais le merveilleux destrier ne voulut pas céder son doux fardeau à l’ogre inassouvissable. Il taillait la mer qui, de douleur et de rage, hurlait. Il nageait toujours plus vite, portant ses deux corps aimés vers la côte maintenant si proche.

- A ureenhin, si tu veux sauver ton âme, jette le serpent qui se love auprès de toi !

Alors d’une voix de, je dirais, juste avant le tombeau des flots :

-Tat... Tat... Père... Père... ne m’abandonne pas !

Le cheval s’approchait du rocher.

- A ureenhin, si tu souhaites épargner à ton pays la fureur divine, celle-là même qui vient de purifier cette baie, nettoie la tache qui te salit le dos !

Le roi était sourd à la parole du serviteur de Dieu. Il flatta le destrier, lequel put vaincre les flots... Mais pas l’Ordre des choses. Quand le cheval noir posa le pied sur la roche, l’homme blanc baissa sa crosse. Il effleura la femme de son bâton. Celle-ci glissa dans la mer qui, aussitôt, referma sur elle sa gueule effervescente.

Et alors, dans la parfaite quiétude d’un monde tout à coup apaisé, près de cette eau maintenant clapotante, sous un ciel rasséréné dont les nuages essuyaient l’oeil rouge d’avoir tant pleuré, retentit le cri du père, comme sorti des forges de l’enfer :

-Gwaethiroed Duw ! Hélas !.. Hélas !.. Et ta justice, Duw (3) ? Justice pour moi, ton loyal serviteur !

Le cheval se traîna jusqu’à la crique, où il mourut. Le roi glissa à terre.

Il pleurait à genoux, le vieux roi cassé, la tête dans le sable, les bras tendus devant lui. L’homme blanc le releva en murmurant :

- Patere aequo animo, amice (4).

Les deux hommes découvraient l’ampleur du désastre. La digue, dont l’extrémité septentrionale s’adossait à la pointe rocheuse tout près de l’anse, montrait d’immenses brèches dans sa partie centrale. Les bassins avaient disparu. De la ville, il ne restait que quelques ruines lamentables.

- Breenhin, c’était la décision de Dieu, à laquelle tu dois te soumettre, dit le saint homme. Ta fille s’était perdue.

- Tat abat, père abbé, je m’en vais la retrouver, gémit le roi en se traînant vers la mer.

- A ureenhin, ton peuple a besoin de toi. Viens. Partons.

Le roi resta encore un long moment près du cercueil humide de sa fille. La masse pourtant pleine de la mer s’accrût encore des larmes du vieil homme. Enfin, il suivit son immaculé compagnon et tous deux grimpèrent lentement la falaise. Arrivé à son sommet, le roi se retourna une dernière fois.

- Tat abat, n’entends-tu pas comme une plainte ?

- Oui, breenhin... Le chant d’une morgan, répondit l’abbé en se signant.

 

Tout cela, c’était il y a bien longtemps, peu après que les animaux eurent cessé de parler...

C’était dans ce vieux pays de lande et d’écume nouvellement conquis par les celtes de la grande île du nord...

(Premier serment)

Les deux hommes marchaient en bordure du Grand Palud, sous un soleil encore haut qui perçait une voûte azurée parfaitement pure. Ce même ciel qui, peu de temps auparavant, s’était chargé du courroux divin, tentait maintenant de réconforter le roi meurtri. Mais c’était peine perdue! La brume qui envahissait le coeur de Gradlon-Mawr (5) ne s’évaporerait jamais.

Au moment de quitter le Grand Palud et de s’engager sur la route menant à l’abbaye de Lan-To-Wennoc (6), Gradlon dit à son compagnon :

- Tat abat, c’est jour de misère et de deuil pour l’Armorique des païens et des croyants.

L’abbé Winwaloe (7) murmura :

- Prions le Seigneur pour la sauvegarde du Royaume de la Nouvelle Cornugallia (8).

Puis plus fort, en s’adressant à son souverain :

- Si tu m’en crois, breenhin, tu feras construire une chapelle sur le Grand Palud, en face de la ville morte.

- Bien tat, répondit Gradlon. Elle sera bâtie en bordure du marais en l’honneur de Santes Anna, l’aïeule du Christ (9).

Le souverain se tourna vers l’océan et, levant bien haut ses deux bras, il prononça solennellement :

- Ceci est le premier engagement que je prends en mémoire de ma fille et de sa ville.

 

(Première étape)

(Fin de la première partie de "Ys en automne")

Le roi et l’abbé rejoignirent la grande voie de l’Armorique Centrale qui liait Caer-Ys et Caer-Ahes (10), les deux cités de la princesse défunte. Après une courte marche, ils rencontrèrent une pierre levée surmontée d’une croix grossièrement taillée, probablement sculptée sur ordre de l’évêque Cawrintin (11). Winwaloe le Gallois savait que cette marque de Dieu fraîchement gravée dans l’antique monolithe témoin d’un culte ensablé dans le temps, objet recyclé par le polythéisme gaulois, n’était pas propre à décourager les derniers païens de la contrée. Cet endroit resterait encore longtemps un lieu de réunion pour les esprits soumis aux forces de l’ombre. C’est pourquoi il prônait une solution plus... radicale que celle de l’évêque.

- A ureenhin, je t’ai toujours reproché ta trop grande tolérance pour les adorateurs des fausses idoles.

- C’était la religion de nos pères ainsi que celle des cousins qui nous ont accueillis sur cette terre d’Armorique, répliqua vivement le vieux roi. Tat abat, je tiens d’eux le privilège de tenir un sceptre. De quel droit leur imposerais-je une croyance venue d’au-delà des mers ?

- Ton premier devoir, breenhin, est de dissiper la brume des esprits, répondit fermement le jeune et fougueux abbé.

Winwaloe s’arrêta et traça en l’air un grand signe de croix purificateur. Le Roi s’était agenouillé derrière lui. Ils méditèrent en silence quelques instants avant de continuer leur chemin. La pierre dressée marquait l’embranchement de la route du nord menant à Lan-To-Wennoc. Les deux Bretons s’y engagèrent.

Transportées par un vent au souffle léger, des feuilles à peine jaunies virevoltaient puis se déposaient à la surface des champs qui avaient avantageusement remplacé les bois d’antan sur le versant méridional du puissant Myny’Wm (12), défriché par les autochtones depuis déjà plusieurs décennies. Les chaumes et les guérets étaient enserrés dans de minuscules parcelles gardées par un peloton bruissant de frênes, de noisetiers et de hêtres. Plus loin, là où la pente était plus accentuée, des prés verdoyants accueillaient de frustes bovins, inquiets de savoir la Grande Forêt si proche, de l’autre côté du mynyd (13).

Les deux hommes s’approchaient de l’une de ces nouvelles paroisses qui avaient fleuri un peu partout sur cette fin de terre. Un religieux en provenance de Bro Cymräec (14), Mordiern, avait installé en ces lieux sa vie érémitique, une cinquantaine d’années auparavant, près de ce qui n’était alors qu’un simple village de paysans gaulois. Il y avait fondé un plou, une circonscription ecclésiastique, qui depuis portait son nom.

- Tat abat, dit soudain Gradlon, je souhaiterais me recueillir à Lis-Escob (15), près de l’ermitage de Cawrintin. Il se trouve dans les limites de ce plou.

- Bien, breenhin. Allons-y.

Ils traversèrent rapidement le village composé de huttes serrées autour de l’église protectrice, puis prirent un petit chemin boueux. Après avoir longé quelques champs labourés, ils se dirigèrent vers un bois situé au nord-est de Plou’Mordiern (16). Arrivés à sa lisière, ils s’engagèrent dans un sentier envahi de ronces et de fougères, qui menait à une grande clairière rectangulaire, traversée par une rivière chantante prenant sa source au niveau d’une minuscule fontaine. Au centre de la trouée, une chapelle en pierre hâtivement construite signalait qu’on se trouvait ici dans un sanctuaire : le lieu où s’était établi Cawrintin l’Armoricain, là où Gradlon-Mawr l’avait rencontré pour la première fois.

 

Un jour de pluie et de chasse. Le jeune roi de Cornugallia s’était égaré. Ayant aperçu dans une clairière une mauvaise cabane de forestier, il s’était dirigé vers elle afin de prendre conseil auprès de l’habitant des lieux. Quelle n’avait pas été sa surprise quand il s’était trouvé face à un ermite agençant un semblant d’autel avec quelques planches mal équarries ! Le saint homme lui avait offert gîte et couvert, transformant l’eau en vin et une moitié de poisson en chère digne des rois. Ils étaient restés ensemble dix jours et dix nuits, au terme desquels Gradlon le païen avait été converti à la vraie foi.

 

Gradlon-Mawr s’agenouilla près de la fontaine magique, dans l’herbe encore humide de la surnaturelle tempête qui, peu de temps auparavant, avait submergé Caer-Ys et noyé Dahut, sa fille bien-aimée. Le souvenir de ses malheurs lui arracha un hurlement qui fit trembler Winwaloe. Son souverain commencerait-il à douter ? Mais le cri cessa bientôt et Gradlon s’abîma dans un gouffre de silence, à la recherche d’une sérénité à la mesure de son immense chagrin.

L’abbé toucha l’épaule de son compagnon, l’invita à continuer leur marche vers Lan-To-Wennoc. Le roi se releva lentement et, sans un mot, les deux hommes reprirent leur chemin.

 

(Deuxième étape)

(Fin de la deuxième partie de "Ys en automne")

Le vieux roi et l’immaculé homme de Dieu traversèrent une treb (17) constituée de quelques huttes, au centre de laquelle s’élevaient les murs de la chapelle en construction que Winwaloe avait commandé de dresser au pied du Myny’Wm (18). La raison de ce chantier était qu’en dépit des incessantes prières de l’abbé, Gradlon-Mawr avait toujours refusé de démanteler le cromlech et la table de pierre qui couronnaient depuis un temps infini les deux points culminants de l’éminence sacrée. Le serviteur du Nouveau Dieu avait donc décidé de protéger malgré tout la Nouvelle Cornugallia de la sanie des pierres maudites en bâtissant à Marie, Sa Très Sainte Mère, une demeure invocatoire sur le chemin descendant des esprits mauvais.

De sombres floculations célestes engloutissaient peu à peu les flèches que dardait le soleil jusque sur la route pierreuse escaladant le flanc ras du Myny’Wm tandis que les voyageurs s’approchaient de la combe reliant les deux sommets. Les ruines d’Ys la Basse, qu’ils apercevaient encore dans le lointain, disparaissaient progressivement sous la charge d’un horizon trop lourd. Winwaloe le Gallois sentait qu’une créature diabolique, sans doute le levier sur lequel s’était appuyé le Tout Puissant pour renverser la ville du blasphème, avait sillonné cette montagne peu de temps auparavant. Gradlon respirait bruyamment en émettant de temps en temps un gémissement plaintif. Un soudain vent de noroît fit grelotter les brins courts du flanc du Mynyd et transforma en râle le doux crissement que la peau de chèvre opaline nimbant le corps décharné de l’abbé produisait par frottement au cours de sa progression. Les pierres du chemin criaient sous les pas des marcheurs. La bruyère rendue folle par le vent sifflait comme une troupe de serpents. Ils avançaient en aveugle dans des ténèbres de plus en plus profondes, environnés de bruits surnaturels dont l’intensité augmentait à mesure que disparaissait la lumière.

Mais aussitôt qu’ils eurent franchi la combe, marchant à mi-distance des deux sanctuaires de pierres levés, les nuages se délayèrent, le vent se calma et les bruits anormaux cessèrent. Seule l’obscurité demeura. Et elle était telle que la nuit semblait avoir remplacé le jour avant l’heure.

Ce fut donc un silence parfait que rompit la voix rassérénée de Winwaloe :

- A ureenhin, nous venons de traverser un lieu qui a été récemment souillé par une créature de l’Enfer, comme viennent d’en témoigner la furie du vent et les aberrations sonores qui nous ont affectés. Dieu a offert Ys au Diable. En venant saisir sa proie, Lucifer ou l’un de ses serviteurs a franchi le col du Myny’Wm. Celui-ci se trouve en effet sur le chemin reliant la Ville Basse au Waun (19), là où s’ouvre, toujours béante, la porte de son Royaume.

Winwaloe avait bien tenté de fermer le passage aux anges déchus en faisant bâtir une église à Bryn-Eglwys (20) sur la ronde colline située près du Waun au sein des landes mortes de la Pleine Terre. Mais malgré cela, les démons continuaient à passer d’un monde à l’autre en ce lieu maudit et rien ne semblait pouvoir les arrêter.

Gradlon s’étonnait de la persistance de l’obscurité à cette heure encore éloignée du crépuscule. Il s’en enquit auprès de son compagnon.

- Si Dieu nous masque Son soleil, répondit Winwaloe, c’est sans doute qu’Il souhaite que nous scrutions les ténèbres.

Il tendit soudain le bras devant lui en s’écriant :

- Vois breenhin, Son message s’inscrit là-bas en lettres de feu.

Au loin vers le nord-est, l’ombre se fissurait, couleur de sang. Les feux d’un sacrifice païen venaient de s’allumer dans la nuit surnaturelle.

 

Peut-être une prière à Lug, dont la lance allait toujours droit au but.

Lugos était aussi corbeau et creva l’oeil de son ancêtre.

Une supplique enflammée au Dieu solaire pour qu’il rendît la vue au jour aveuglé.

 (Deuxième serment)

 - Vois breenhin. Dieu a noirci les cieux et te montre les impies. Châtie-les, ô mon roi ! Il te les montre de Son bras obscur. Il est tout Savoir et toute Puissance. Il te reproche ta trop grande passivité envers ces chiens et te prie de les fustiger.

Gradlon-Mawr était très impressionné.

- Bien tat abat, répondit-il. Il en sera fait comme tu le souhaites. Le sanctuaire d’idolâtrie que révèlent ces lointaines lueurs sera détruit et remplacé par un temple dédié à la Vierge Marie de Tout Remède (21). Les sectateurs seront passés au fil de l’épée.

Le roi se tourna vers les feux et, levant bien haut ses deux bras, il prononça solennellement :

- Ceci est le second engagement que je prends en mémoire de ma fille et de sa ville.

 

Aussitôt, la lumière revint.

 

(Troisième étape)

(Fin de la troisième partie de "Ys en automne")

Le roi de Cornugallia et l’abbé de Lan-To-Wennoc venaient de pénétrer dans la grande forêt qui s’étendait depuis le versant septentrional du Myny’Wm jusqu’aux confins de la terre nouvelle des Bretons. C’était une forêt de chênes noueux et de hêtres centenaires. Les sentes étaient à peine marquées. Les deux hommes traçaient malaisément leur piste au travers de la végétation croissant, se décroisant sous la voûte blondoyante des feuillages automnaux. Le bourdon du Gallois, vigoureusement manipulé, ouvrait le chemin et Gradlon-Mawr suivait, la tête basse, lourde de cauchemars indélébiles. Ils avancèrent ainsi des heures en silence. Puis le soleil se lassa. Les loups et un fragment de lune, acheminés par la nuit, s’approchèrent des voyageurs, les premiers hurlant à la seconde.

Les deux hommes épuisés débouchèrent à la brune dans une grande clairière au milieu de laquelle se serraient une dizaine de huttes pitoyables. Des murs de torchis épaulés par de fins rondins de chêne soutenaient les toitures de genêt, percées au centre pour laisser s’échapper les épaisses volutes noires des foyers.

Winwaloe montrait des signes de nervosité. Il murmura à son compagnon :

- Breenhin, éloignons-nous sans délai de cet endroit maudit. C’est le refuge des adorateurs d’Esus, le faux Dieu à la hache. Vois ces arbres géants qui encerclent la clairière. On y pend des victimes pour cette idole sanguinaire. Tir colledic ! Lieu perdu ! Fuyons ! (22)

- Je ne vois, tat abat, que les pauvres habitations de quelques malheureuses familles plébéiennes, probablement chassées des terres fertiles par de puissants ennemis.

- Tu ne vois pas le mal même quand il te nargue, a ureenhin.

Gradlon se dirigea vers la plus grande des cahutes. Un vieillard et une jeune femme l’attendaient, blottis dans l’ombre nauséabonde. Ils s’agenouillèrent à son approche.

- Mivi yw Gradlon ehofn uab Concar, "Y gwr da" a rodet yn enw arnaw. Breenhin yg Kernyw-Newyd yttwyf. A ‘eneth ieuanc, garadwy ha ‘wymp, ro cwrwf attaf ! (23)

Le roi avait parlé lentement dans sa langue natale, en détachant les syllabes. Mais la fille et l’homme de la terre ne semblaient pas l’avoir compris. Il traduisit donc dans leur idiome, si proche du sien et pourtant si différent :

- Gradlon exobnus "Dago"-Concaricnos immi, Nouio-Gornugalli rix. Geneta iouanta, cara uimpi-ac, curmi da ! (24)

Cette fois, le visage des deux hères s’illumina. Ils savaient gré au roi d’avoir fait l’effort de s’adresser à eux dans leur belle langue moribonde. La fille se dirigea vers le fond de l’antre à la recherche d’une potée de bière. Le vieil homme leur fit signe d’entrer.

Gradlon s’apprêtait à répondre favorablement à l’invitation lorsque Winwaloe éclata :

- Comment, a ureenhin, tu t’adresses à ces gueux dans leur sale patois, une langue que Dieu lui-même ne connaît pas ? Tu t’abaisses à te servir de l’agent responsable de la transmission des fausses croyances qui enfoncent tous les jours un peu plus ce pauvre pays dans le marigot de l’obscurantisme !?

Le roi se redressa pour répondre solennellement :

- Du calme, tat abat. N’oublie pas que tu t’adresses à ton maître, à un père qui a toléré que tu fasses disparaître sa fille au nom de ton Dieu, à un roi qui t’a fait la promesse de tuer quelques uns de ses sujets parce qu’ils illuminaient les cieux à la recherche du soleil. Maintenant laisse-moi traiter ces misérables comme je l’entends et dans la langue qu’il me plaît d’utiliser !

Winwaloe allait répliquer mais il fut pris de vitesse par son souverain qui ajouta :

- N’as-tu pas remarqué comme les mots se ressemblent d’une langue à l’autre, autant que les hommes qui les prononcent et peut-être autant que les Dieux qu’ils invoquent ?.. Intolérance EST obscurantisme, tat abat.

Le religieux se détourna brusquement de la bouche royale blasphématoire. Il s’écarta des misérables habitations pour aller prier dans un endroit pierreux.

Gradlon-Mawr pénétra dans la hutte. Le gaulois se saisit du pot de cervoise qu’avait rempli la fille et lui en servit une coupe. Le roi découvrit d’un regard circulaire le fruste ameublement du logis. Trois grabats de genêt et trois rondins encerclaient le sobre rond de pierres, où grésillaient des bûches. Près de la porte, une petite table protégeait ses quatre tabourets et, au fond de la cabane, dans un meuble grossier, vieillissaient des fruits secs et l’amphore de la boisson des celtes. Le ciel glissait par le trou central le regard peu compatissant de ses cruelles étoiles et se gaussait de toute cette pauvreté. Mais les gueux avaient pourtant une richesse, celle de leur langue presque morte grâce à laquelle ils pouvaient encore garder le contact avec leurs Dieux, presque morts. La fille, qui s’appelait Venitouta Druticna, expliqua à l’étranger, son roi, comment les agressions perpétuelles avaient fait que la Langue, jour après jour, s’était réduite au point de devenir une petite flamme vacillante menaçant de s’éteindre au moindre souffle latin. Elle lui dit aussi comment ils étaient venus l’abriter dans l’écrin de ces lieux retirés. Il y avait là des paysans maltraités mais aussi un prêtre de l’ancienne religion et un chevalier revenu seul et sans arme du monde romain. L’homme qui se tenait près d’elle était Drutos Segomaricnos, son père et le chef de la petite communauté.

- Uodercos bissiet antumnos (25), pronostiqua-t-il.

Mais pour Gradlon, l’enfer était déjà là. Ces malheureux entretenaient à grand peine une lueur tandis que lui, il ne pouvait que se souvenir de la lumière. Et d’autant mieux que Venitouta ressemblait à sa fille d’étonnante façon. L’image de femme qui, là, impressionnait sa rétine se révélait être le négatif presque parfait de celle qui, en permanence, lui occupait l’esprit : Venitouta était aussi brune et tendre que Dahut avait été blonde et cruelle. Les lambeaux de chair mate que laissaient voir les guenilles recouvrant imparfaitement le corps parfait de la gauloise rappelaient au roi des seins blancs offerts aux regards dans l’échancrure d’un corsage étincelant, des fragments longilignes de cuisses fuselées apparaissant dans les fentes latérales d’une robe, des bras ronds et perlés, une peau sucrée, une texture...

Gradlon-Mawr demanda l’hospitalité pour la nuit, ce qui lui fut accordé. Il mangea le brouet noir qu’avait préparé la fille, puis sortit chercher son compagnon, qu’il trouva profondément immergé dans une oraison plus mystique que spirituelle, des pierres sous les genoux pliés et la tête dans le ciel obscur.

Alors le roi rentra seul. Il occupa le troisième grabat jusqu’à la troisième heure de la nuit, puis rejoignit Venitouta.

Aux gémissements mêlés des deux êtres meurtris s’échappant par l’orifice du toit, se joignirent les marmonnements de l’homme blanc, les chuchotis des feuilles, les cris des bêtes, les mille frôlements de la forêt, et le tout s’éleva dans les ténèbres de la nuit antique.

 

(Quatrième étape)

Le serment

(Epilogue de "Ys en automne")

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L’aube, enfin.

Gradlon-Mawr s’éveilla avec peine et chagrin. Il caressa une dernière fois la croupe généreuse de Venitouta, puis se leva et sortit. Winwaloe, statue vivante sur socle pierreux, n’avait pas quitté de la nuit la posture béatifique adoptée la veille. Mais la proximité du roi le priva de celle de Dieu. Il reprit donc en la compagnie du premier le chemin de la forêt.

Les deux hommes suivirent patiemment le sentier à peine tracé qui menait à la maison des moines. Les rayons d’un soleil plus libéral qu’à l’habitude jouaient à se cacher derrière les feuilles mourantes des chênes en voie de sanctification. Arrivés au sommet de la combe de Pennffwrn (26), ils marquèrent un temps d’arrêt. Une odeur âcre en provenance de l’embouchure du Fleuve leur annonçait la fin du voyage. Ils descendirent le flanc boisé du vallon jusqu’à une vaste clairière donnant vue sur la mer et dans laquelle prospérait la jeune abbaye de Lan-To-Wennoc.

Au sein d’un enclos circulaire s’éparpillaient douze cônes de branchages, cellules des onze moines de la congrégation, auxquelles s’adjoignait une loge d’accueil pour les vagants. L’abbatiale était construite en rondins et recouverte de genêts et de broutilles. Elle se trouvait tout près de la clôture, face à l’entrée, au bout d’une voie intérieure pavée de plaques de schiste et bordée de trois croix en pierre, l’une d’elle se trouvant exactement au centre de l’enceinte. Sa minuscule nef ne pouvait recevoir plus de quinze personnes en même temps, qui assistaient aux offices debout, en se disposant autour d’un autel grossier et d’une croix en bois. A l’extérieur, deux tombes flanquaient l’un des murs latéraux : celle du premier moine mort pour sceller le pacte entre la communauté naissante et cette terre et celle de l’ermite Mordiern, dont la dépouille avait été transférée en ces lieux à la demande de Cawrintin. Il y avait encore dans l’enclos une petite chapelle, un réfectoire rectangulaire auprès duquel un rond de pierres noircies fumait en permanence, un bûcher, un grand abri pour le matériel de défrichage et de labourage et, enfin, quatre croix en bois marquant en périphérie les quatre points cardinaux.

La troupe complète des religieux s’agenouilla à l’entrée du monastère pour accueillir leur abbé et leur roi. Ils avaient tous la tonsure celtique, c’est-à-dire que la moitié antérieure de leur crâne était rasée tandis que de longs cheveux flottaient à l’arrière. A l’instar de Winwaloe, chacun d’eux ne possédait comme seul accoutrement qu’un vêtement en poils de chèvre. Seuls la crosse et le maintien hiératique de l’abbé, ainsi que la soumission absolue que témoignaient à son égard les membres de la petite société, permettaient de lever toute ambiguïté sur l’organisation hiérarchique à Lan-To-Wennoc.

L’un des moines portait un paquet enveloppé dans un linge soyeux magnifiquement coloré.

Etrange spectacle, en vérité, que celui de ce spectre poilu tenant avec la délicatesse d’une pucelle cette petite masse enveloppée dans d’exubérantes décorations, en cet endroit gris où seule l’opulence spirituelle compensait la pénurie en biens séculiers !

Gradlon-Mawr se précipita vers lui.

Il écarta l’étoffe et embrassa l’enfant.

- Vy mab ! (27) dit-il.

 

(Troisième serment)

 

Le roi et l’abbé contemplaient de l’autre côté du Fleuve l’île de Thopopégie (28), qui fut le premier asile des religieux errants avant leur installation définitive dans la combe de Pennffwrn.

- A ureenhin, lorsque tu décidas le mois dernier de conduire cet enfant en ces lieux, tu te comportas en homme sage. Est-ce Dieu qui te conseilla ?

- Dieu ?.. Peut-être, tat abat. Peut-être...

Un nuage masqua le soleil d’automne.

- Tat abat, je suis soudainement devenu un très vieil homme. Ma vie va s’achever à Lan-To-Wennoc, à l’abri du Fleuve et des grands arbres de paix. Le fils de ma fille me succédera. Et si je ne le puis, tat abat, tu te chargeras de son éducation.

Une larme roulait sur le parchemin de sa joue.

- Il me reste à faire un serment, abat !

Le vieux roi se leva, s’avança lourdement jusqu’au rivage. Il admira longuement le cours d’eau altier qui barrait au passé le chemin de l’avenir, puis il dit :

- Au nom de mes crimes et de ma folie, au nom de Dahut et de son fils, au nom du Ciel et de sa Bonté, je jure que mon successeur sur le trône de la Nouvelle Cornugallia aura pour capitale une ville reconstruite sur le modèle et à l’emplacement de Caer-Ys.

Le souverain se tourna ensuite vers Thopopégie et, levant bien haut ses deux bras, il prononça solennellement :

 

- Ceci est le troisième engagement que je prends en mémoire de ma fille et la première promesse que je fais à son fils !

 

(Cinquième et dernière étape)

La mort du roi

(Prologue de "Ys en hiver")

Décembre 501

De rares flocons hésitaient à se déposer sur la surface noire du Fleuve, là où les eaux de la Terre Pleine rencontraient les flots marins. Mais où aller ? D’un côté du méandre, il y avait la presqu’île de Thopopégie, sauvage et désolée. De l’autre, c’était la combe de Pennffwrn, sa clairière, ses grands arbres de paix. Et son abbaye. En s’en approchant, les plumes de neige perçurent avec effroi un silence de Mort. Mais il était trop tard pour remonter : il fallait se poser.

Au centre du monastère, une troupe de dix religieux revêtus de leur parure en poils de chèvre faisait cercle autour de deux hommes. L’un était debout, raide comme la justice divine, comme son grand bâton : c’était Winwaloe, l’abbé de Lan-To-Wennoc. L’autre était allongé, moribond et pourtant encore roi de Cornugallia : Gradlon s’apprêtait à rendre compte de ses excès devant le Maître qu’il s’était choisi. Il tenta encore une fois de relever son vieux front régalien...

- Tad abat, murmura-t-il. Puis-je me présenter devant Lui sans crainte ?

L’abbé Winwaloe ne quitta sa posture hiératique que longtemps après que la tête chenue eut chu sur le grabat uligineux.

- A ureenhin (ô roi), répondit-il, prie ! Aie confiance !

Winwaloe leva son visage étique vers... là-haut, mais la neige tombait maintenant tellement dru qu’il ne put garder les yeux ouverts. Saisi d’une frayeur superstitieuse, il se força à relever les paupières pour scruter le nuageux, le moutonnant matelas de Dieu. Mais c’était peine perdue : les yeux agacés du religieux ne voyaient plus la maison de son Créateur ! Alors, ce qui restait d’homme en lui brisa le cercle monacal en criant. L’abbé se précipita, gémissant, vers la forêt et abandonna son souverain dans les griffes d’une destinée... méphistophélique.

 

-Tat abat... Tat abat... Je vois s’ouvrir devant moi les écluses de l’Enfer. Après les flots, le feu ! Ne m’abandonne pas, Tat !

Le roi affolé réclamait son confesseur en utilisant les mots mêmes qu’avait hurlés sa fille Dahut pour l’appeler à l’aide, lui, deux mois auparavant, dans la mer tempétueuse qui avait emporté la ville d’Ys. Mais, ainsi que l’avait fait Gradlon sur son cheval Morvarc’h, Winwaloe s’était sauvé, incapable qu’il était de soulager le roi de la charge de ses péchés... A moins que sa fuite ne révélât le dernier trébuchement d’une conscience fatiguée, sur le point de se figer définitivement dans une glaçante intransigeance ?..

La neige tourbillonnait sur le cercle reformé. La forêt avait absorbé l’abbé et fait taire ses loups, ses oiseaux, ses cervidés : elle attendait en silence les dernières paroles du roi.

Le plus vieux des moines s’approcha du mourant en apportant quelques paroles de consolation. Et toute son attention. Longtemps, il crut que l’homme mourrait sans prononcer d’autres mots, bien que ses lèvres gercées tremblassent du désir de parler. Mais, soudain, le roi agrippa le bras du vénérable homme de Dieu, second de l’abbaye. Celui-ci approcha son oreille du dernier souffle de l’agonisant.

- Tat abat... Est-ce toi ?..

Le moine ne put, ne sut répondre. Il hocha indistinctement la tête. Gradlon avait les yeux fermés.

- Le fils... de Dahut, expira-t-il. Mon fils !.. Fais-en un roi... Je t’en conjure... Qu’il soit le grand souverain des deux Bretagne... Depuis Ys... Depuis Caer-Ys, que je te charge de faire rebâtir.

Le vieux religieux ne put retenir la question qui lui brûlait les lèvres :

- Est-il TON fils, Breenhin ?

Mais Gradlon n’entendait pas plus qu’il ne voyait. Il se redressa, il n’était plus que paroles :

- Tat, cria-t-il, Daniel sera roi à Caer-Ys-Newyd !..

Il se laissa tomber une dernière fois, les traits maintenant plus détendus...

- J’y gagnerai mon pardon...

... Et termina, avant de mourir :

- ... Aussi sûr que je te parle, Winwaloe !..

Fin

 

Notes de l’auteur

1. Le texte proposé ici est la version originale de la partie historique des deux premiers tomes des "quatre saisons d’Ys" (prologue et épilogue de "Ys en automne" et prologue de "Ys en hiver"). Elle avait été raccourcie pour des raisons éditoriales. Cette version intégrale comporte 5411 mots (4230 mots dans la version imprimée).

2. "Ô Roi". Les mots en italique sont en vieux ou moyen gallois.

3. "Dieu".

4. "Souffre d’une âme égale, ami."

5. "Gradlon-Meur", "Gradlon Le Grand".

6. "Landévennec".

7. "Guénolé".

8. "Cornouaille".

9. Il s’agit là de la fondation mythique de Ste-Anne la Palud.

10. "Carhaix".

11. "Corentin".

12. "Menez-Hom"

13. "Colline".

14. "Pays de Galles".

15. "Lescobet" en Plomodiern.

16. "Plomodiern".

17. "Hameau" (terme britonnique).

18. Cette endroit deviendra Ste Marie du Menez-Hom.

19. Le "Yeun", marais de Brennilis.

20. "Brennilis"

21. Cette mystérieuse scène conte la fondation de l’église de Rumengol, près du Faou, dédiée à la Vierge Marie de Tout Remède.

22. Ce lieu perdu est Argol.

23. "Je suis Gradlon sans-peur, fils de Concar qui fut appelé "Le bon". Je suis roi en Nouvelle Cornouaille. Ô belle et aimable jeune fille, donne-moi de la cervoise !" Phrase établie par l’auteur en gallois moyen, qui est la langue ancienne connue la plus proche du britonnique insulaire parlé au VIe siècle.

24. Même signification. Phrase librement composée par l’auteur en gaulois (ou britonnique continental) suivant les recommandations de P.-Y. Lambert ("La langue gauloise", Editions Errance, 1995), d’après les inscriptions sur terrine de terre de Lezoux, celles sur pierre d’Auxey et de Nevers et celles sur pesons de fuseaux de la région d’Autun et de Sens. "Da" est une forme latine. Les deux formes dialectales possédaient un vocabulaire presque similaire et des règles de grammaire très proches mais elles différaient complètement par leur système phonologique. Aux sons rudes des autochtones privilégiant les occlusives répondait la diction lénitive les nouveaux arrivants qui eux préféraient les spirantes (occlusives relâchées), les liquides et les nasales. En outre, l’accent insulaire portait sur la pénultième tandis que les continentaux accentuaient l’antépénultième.

25. "Le monde visible sera l’enfer". Tentative de composition gauloise d’après les inscriptions sur les plaquettes de plomb de l’Hospitalet-du-Larzac et de Chamalières.

26. "Pen Forn", pointe où a été bâtie l'abbaye de Landévennec, dans un méandre de l'Aulne.

27. "Mon fils !"

28. "Tibidy" en l'Hôpital Camfrout.